Doit-on tolérer plus longtemps que des réseaux criminels extrêmement puissants, exploitant des enfants sans ressource ni défense, prolifèrent impunément sous nos yeux, en France ? (1)

 

Préambule

 

Contrairement aux idées reçues, il existe un nombre important d’enfants victimes de traite des êtres humains sur le territoire français. Il s’agit de situations très variées et plusieurs milliers d’enfants sont concernés, originaires pour la plupart des Balkans et d’Europe de l’Est, des pays du sud (nigérians, marocains, afghans, etc.) ou encore asiatiques (chinois, vietnamiens). Il existe également des cas, plus rares, de traite interne, c’est-à-dire de traite de mineurs français. Tous ces mineurs sont victimes d’exploitation sexuelle, d’actes de délinquance forcée, d’exploitation de la mendicité, etc.

Un constat : la traite des êtres humains est un phénomène trop peu connu de nos institutions judiciaires classiques, qui bien souvent passent à côté de situations dramatiques et faillissent –notamment par défaut de maitrise de la question- dans l’impératif de protection de l’enfance en danger que l’on peut légitimement attendre dans un état de droit.

Pourtant, plus que jamais, ce phénomène mérite toute notre attention et notre vigilance dans la mesure où l’identification de la traite des mineurs permettra l’application d’une législation protectrice des victimes.
En effet, de nombreux textes européens et internationaux affirment le principe d’une protection spécifique de l’enfance, comme la CIDE ou la Convention dite de New York(2), mais aussi la Directive 2011/36 de l’Union Européenne spécifique à la Traite, du 5 avril 2011(3), transposée par la France (bien qu’elle l’ait été de façon incomplète, ainsi qu’il le sera démontré infra).
D’autant que les enfants constituent une cible idéale de la traite –et des réseaux l’organisant- et qu’ils doivent en conséquence faire l’objet d’une protection et d’une attention particulières.
Plus que jamais, il convient de protéger ces enfants victimes de réseaux criminels extrêmement bien implantés, à des fins d’exploitations diverses.

C’est forte de ce constat alarmant que l’Alliance des Avocats pour les Droits de l’Homme (ci-après « l’AADH » ou « l’Alliance ») a souhaité s’engager et accompagner différentes Organisations Non Gouvernementales (ONG) dans leur combat contre le phénomène de traite des enfants.
Étudier. Identifier. Former. Combattre. Défendre. Secourir. Plaider.

 

Tels sont les engagements qu’entendent prendre ici les avocats de l’Alliance –et notamment les Commissions Droit de l’Homme et Droit des Enfants de l’Alliance- aux côtés de différentes associations, qui œuvrent au quotidien pour aider, et parfois sauver, ces enfants en difficulté.

En France, depuis la modification opérée par la loi n° 2013-711 du 5 aout 2013(4), la traite des mineurs est définie à l’article 225-4-1 du code pénal comme le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation. L’exploitation étant alors le fait de mettre la victime à sa disposition ou à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre la victime des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, de réduction en esclavage, de soumission à du travail ou à des services forcés, de réduction en servitude, de prélèvement de l’un de ses organes, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre la victime à commettre tout crime ou délit. Elle est punie de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende.
L’exploitation n’est donc pas définie per se (en soi), la loi fournit une liste d’actions renvoyant à la fin d’exploitation.

Pourtant, confrontés à des situations de traite des mineurs, bien souvent [trop souvent] le phénomène de traite n’est pas identifié.
C’est pour cette raison que l’accent doit être mis sur la formation, pour permettre aux différents acteurs de la protection de l’enfance de l’identifier.

Dans le cadre de ce premier objectif, l’AADH s’est d’abord investie aux côtés de l’association ECPAT France dans le projet européen ReAct (REinforcing Assistance to Child victims of Trafficking), cofinancé par la Commission européenne. L’Alliance était partie prenante à ce projet, qui avait pour vocation de réaliser un état des lieux de la réalité de la traite des mineurs en Europe et une étude comparative des systèmes européens de représentation légale des mineurs dans le cadre des procédures judiciaires (1), de développer des modules de formation pour les professionnels (tuteurs, administrateurs ad hoc et avocats) (2), de créer des outils d’information pour les mineurs à risque ou victimes de traite (3) et de mener des activités de plaidoyers (4).

Plus précisément, certains avocats membres de l’Alliance se sont rendus à Leiden (Pays-Bas) pour assister à la formation dispensée aux professionnels (avocats, administrateurs ad hoc, tuteurs) et suivre le programme européen. Toujours dans le but d’identifier les victimes et ainsi d’être en mesure de leur apporter une assistance effective, dans le prolongement de ces cycles de formation, les avocats de l’Alliance ont dispensé des formations à des professionnels volontaires pour leur présenter le caractère protecteur de la législation européenne applicable et –concernant les avocats- les inciter tant à soulever et développer des moyens de défense novateurs qu’à soutenir –chaque fois qu’il le faudra– l’application directe des dispositions européennes.
En effet, en dépit de la transposition –imparfaite- de la directive européenne et des engagements clairs pris par la France, des lacunes aux conséquences très concrètes persistent en droit français. Les magistrats eux-mêmes n’ont pas été spécifiquement formés à ces questions pourtant essentielles si bien que la qualification de la traite des êtres humains est rarement relevée d’office par les juges, à tel point que certains réseaux de proxénétisme de jeunes filles mineures ne font jamais l’objet de poursuites sous l’angle de la traite des mineurs, qui permettrait pourtant la protection de ces dernières en sus de la condamnation des auteurs.

Cette qualification est essentielle car elle permet d’appliquer un régime particulièrement protecteur au mineur, en décalage total avec ce qui se fait habituellement en pratique devant les tribunaux nationaux, notamment lorsque ce mineur est l’auteur d’une infraction parce qu’il y a été contraint par les auteurs de la traite qui l’exploitent.
En effet, théoriquement, une fois reconnu comme victime de traite, tout mineur peut bénéficier d’un double principe protecteur de présomption de minorité et d’absence de poursuite s’il a commis une infraction du fait de la traite dont il est victime.
Or, ces deux principes sont fondamentaux.
Pour s’en convaincre, il faut bien comprendre que la situation des mineurs victimes de traite à des fins de délinquance forcée constitue une préoccupation majeure et une réalité prégnante en France, notamment à Lyon, Lille, Marseille et Paris.

 

I. L’importance de la protection offerte par la reconnaissance de l’existence d’une situation de traite

 

1. Le principe de non poursuite

Ce principe d’absence de poursuite procède du fait qu’une personne ne devrait nécessairement pas être poursuivie pour des actes qu’il ou elle a commis sous contrainte physique ou mentale, à fortiori quand il s’agit d’un enfant.
Cela étant, alors qu’il existe un principe de non poursuite du mineur victime de traite ayant commis des infractions en sa qualité de victime de traite (vols, rackets, prostitution, etc.) 60 % d’entre eux sont poursuivis pénalement pour des infractions qu’ils commettent sous la contrainte de réseaux criminels. En totale contrariété avec le Droit positif.
Ce chiffre est ahurissant d’autant que l’Union Européenne (article 8 de la Directive contre la Traite(5), le Conseil de l’Europe (article 26 de la Convention sur la lutte contre la Traite des Êtres humains(6) et l’UNICEF ont tous reconnu la nécessité de prendre des mesures afin de s’assurer que les mineurs victimes de traite à des fins d’exploitation criminelle ne soient pas poursuivis pour ces activités illicites commises du fait de leur exploitation.

Plus accablant encore, la France n’a pas transposé exactement la directive et n’a tout simplement pas inscrit le principe de non-poursuite dans la loi française ! C’est dire si un combat doit être engagé… Pour soutenir ce principe, outre la possibilité d’invoquer directement la directive, il est vivement conseillé d’invoquer l’article 122-2 du Code pénal qui dispose que : « N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister. » L’AADH a sollicité un retour d’expériences d’avocats de mineurs et plusieurs rapportent qu’ils sont souvent dans l’incapacité de réformer la façon dont les dossiers sont abordés : les mineurs eux-mêmes ne s’ouvrent pas sur leur situation et les barrières de communication avec les mineurs sont un obstacle important à leur mission. Plusieurs avocats indiquent ne pas être en mesure de soulever l’argument de l’emprise et de la contrainte de manière efficace, faute d’éléments dans la procédure ou d’éléments donnés par les mineurs eux-mêmes. A l’heure actuelle, à Paris, cette contrainte ne jouerait ainsi que de manière exceptionnelle dans la décision judiciaire et, le cas échéant, pourra conduire à (implicitement) minimiser la peine mais non à réinterroger la responsabilité pénale de l’enfant.

Rappelons qu’en droit interne, le code pénal confie à l’autorité judiciaire une discrétion générale quant à l’opportunité des poursuites contre tout auteur d’infraction –en ce compris le mineur victime de traite de la mise en œuvre d’une procédure alternative aux poursuites à un classement sans suite de la procédure à partir du moment où « les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient » en vertu de l’article 40-1 du Code de procédure pénale. Il est toujours utile de le rappeler aux parquetiers récalcitrants à appliquer la loi en faveur des enfants !
La Directive 2011/36 est doublement capitale en ce qu’elle impose également le principe de présomption de minorité, alors que quiconque intervenant à minima dans la justice des mineurs sait pertinemment que, dans les faits, en cas de doute, il existe une « présomption de majorité » généralisée aujourd’hui en France, conduisant parfois à des poursuites injustifiées d’enfants, pour faux et usage de faux !

 

2. La présomption de minorité

Les mineurs victimes de traite –et plus particulièrement les mineurs non accompagnés, les plus vulnérables d’entre eux- font souvent (pour ne pas dire quasi-systématiquement) l’objet d’une contestation de leur minorité en cas d’incertitude quant à leur âge, ce qui est contraire aux engagements français.
En effet, l’article 13 de la Directive 2011/36 UE du Parlement européen et du conseil du 5 avril 2011 est clair et prévoit que : « 1. Les enfants victimes de la traite des êtres humains bénéficient d’une assistance, d’une aide et d’une protection. L’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale dans l’application de la présente directive. 2. Les États membres font en sorte qu’en cas d’incertitude sur l’âge d’une victime de la traite des êtres humains et lorsqu’il existe des raisons de croire qu’elle est un enfant, cette personne soit présumée être un enfant et reçoive un accès immédiat aux mesures d’assistance, d’aide et de protection prévues aux articles 14 et 15. »
Les dispositifs de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) sont saturés si bien que les mineurs victimes de traite bénéficient rarement d’une véritable scolarisation ou d’une formation puisque le principe de présomption de minorité n’est pas respecté.
Il n’existe pas de données chiffrées spécifiques sur la contestation de la minorité, cependant les personnes interrogées dans le cadre de l’étude évoquée supra affirment que l’âge des mineurs étrangers non accompagnés est systématiquement remis en cause.

Au jour des présentes, nombre de magistrats sourient (quand ils ne lèvent pas les yeux au ciel) à l’évocation du principe de présomption de minorité : il est donc du devoir de tout professionnel engagé auprès d’un mineur non accompagné de faire systématiquement référence à ces textes trop méconnus du système judiciaire pour défendre les enfants victimes.
A cette fin, il est loisible aux avocats de plaider -et marteler- une jurisprudence lyonnaise récente, aux termes de laquelle il a été jugé que : « en cas d’incertitude sur l’âge de la victime et lorsqu’il existe des raisons de croire qu’elle est une enfant, elle est présumée être une enfant et il lui est accordé des mesures de protection spécifique dans l’attente que son âge soit vérifié» pour ordonner le placement provisoire d’une jeune nigériane victime d’un réseau de traite à des fins de proxénétisme et ordonner des investigations complémentaires sur son âge (Mlle A, Ordonnance de placement provisoire, TGI Lyon 2016).

En dehors de ces deux principes fondamentaux posés par la Directive européenne et les textes internationaux, d’autres mesures protectrices découlent de l’identification d’une situation de traite, telles que l’indemnisation déplafonnée par la Commission d’Indemnisation des Victimes d’Infractions (CIVI) pour un mineur, français ou étranger, victime d’une situation de traite des êtres humains(7) (en France si le mineur est étranger).

 

II- Les actions concrètes de l’Alliance

 

Comme rappelé supra, les avocats de l’Alliance se sont engagés dans des actions d’études et de formations, qui se poursuivent.
Toutefois, très vite, en raison des impératifs qui sont apparus concernant le respect des droits de l’Enfant, les avocats ont souhaité un engagement plus concret, aux côtés non plus des seuls professionnels mais des mineurs eux-mêmes.

 

1. L’assistance est la représentation dans des procédures judiciaires

Les avocats de l’Alliance, dans le cadre de leur engagement pro bono, ont à cœur de se constituer partie civile pour des associations de défense de mineurs victimes (tourisme sexuel, cybercriminalité, prostitution infantile, etc.) lesquelles interviennent dans quelques affaires « emblématiques » qui leur permettent ensuite d’illustrer des activités de plaidoyers pour faire avancer la cause de l’enfance en danger.
Dans le cadre de la lutte contre la traite des enfants, des avocats de l’Alliance interviennent actuellement en qualité d’avocats d’ONG constituées parties civiles dans les dossiers de traite interne (réseaux de proxénétisme implantés sur le sol français), de proxénétisme (mineures nigérianes), d’aide au bénéfice du droit d’asile, d’esclavage domestique, etc.
Par leur intervention, les avocats aident les associations à formuler des demandes d’actes, à visualiser les problèmes juridiques et les défaillances du système français ainsi qu’à obtenir des dommages et intérêts lors des audiences, qui leur permettront notamment de financer des campagnes de prévention et de prendre en charge certains mineurs exposés.
C’est dans le cadre de ces différents dossiers que, partageant leurs retours d’expériences sur le terrain, les avocats de l’Alliance ont décidé de s’investir plus encore dans l’aide aux mineurs non accompagnés victimes de traite.

 

2. La Permanence assistance des Mineurs isolés victimes de traite (MIVT)

Pour 2018, l’Alliance des Avocats pour les Droits de l’Homme entend s’engager pleinement sur la question de la traite des mineurs et venir en aide aux mineurs les plus exposés : les mineurs isolés ou non accompagnés.
Le constat après une année de formations sur le thème de la traite, d’études transversales diverses et d’échanges fructueux avec les membres d’alliances des avocats pour les droits de l’homme d’autres pays européens est que cette problématique est mal connue, mal identifiée et finalement mal défendue, à tout le moins en France.
Le constat est aussi que les mineurs isolés sur le territoire sont particulièrement exposés et qu’ils ont plus que jamais besoin d’une assistance effective.
Forte de son réseau d’avocats, qui exercent dans des structures très variées, l’Alliance a travaillé sur la mise en place d’une véritable Permanence mineurs isolés victimes de traite, nouveau projet en faveur de la lutte contre toutes les situations de traite de mineurs en France –qui lui tient particulièrement à cœur- et en vue de l’assistance des mineurs les plus démunis, et de tous ceux qui ne seraient pas défendus, dans le cadre spécifique de la traite des êtres humains.

Cette permanence, qui regroupera un collectif d’avocats engagés issus de tous types de cabinets d’avocats membres de l’Alliance, aura pour vocation d’intervenir, chaque jour de l’année, à la demande d’ONG qui sont au contact de mineurs non accompagnés victimes de réseaux de traite.
S’inscrira dans ce projet : formations des avocats volontaires par des avocats plus expérimentés, formations des avocats par des psychologues spécialisés dans le domaine des traumatismes de l’enfant, documentation commune (modèles d’actes, liste d’administrateurs ad hoc, centres d’hébergements), assistance de chaque mineur en binôme, partage de retours d’expérience, mise en commun des décisions rendues, possibilité de suivre le mineur après la permanence.

Cette permanence devrait débuter au printemps 2018.

 

Maître Noémie SAIDI-COTTIER (Vice-Présidente de la Commission « Droits des Enfants » de l’A.A.D.H)

 

(1) Pour l’année 2018, l’Alliance des Avocats pour les Droits de l’Homme a choisi de faire de cette lutte l’un de ses combats phares.
(2) Convention internationale relative aux Droits de l’Enfant, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 20 novembre 1989.
(3) http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2011:101:0001:0011:fr:PDF
(4) https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027805521&categorieLien=id
(5) Article 8 [Absence de poursuites ou non-application de sanctions à l’encontre des victimes] : « Les États membres prennent, dans le respect des principes fondamentaux de leur système juridique, les mesures nécessaires pour veiller à ce que les autorités nationales compétentes aient le pouvoir de ne pas poursuivre les victimes de la traite des êtres humains et de ne pas leur infliger de sanctions pour avoir pris part à des activités criminelles auxquelles elles ont été contraintes en conséquence directe du fait d’avoir fait l’objet de l’un des actes visés à l’article 2 ».
(6) Article 26 – [Disposition de non-sanction] Chaque Partie prévoit, conformément aux principes fondamentaux de son système juridique, la possibilité de ne pas imposer de sanctions aux victimes pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes.
(7) https://www.justice.fr/fiche/victime-infraction-indemnisation-fonds-garantie

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